Un débat sur l’eau politiquement correct (ou comment faire valoir les demi-mesures en agriculture)

A l’heure où le gouvernement courbe l’échine devant la FNSEA, piétinant ainsi tout espoir de transition écologique et de protection de la biodiversité, un adhérent de Manche-Nature a assisté au débat sur l’eau organisé au cinéma de Villedieu-les-Poêles par le syndicat du SAGE*  Côtiers Ouest Cotentin et le Comité Régional de Développement Agricole (CrDA) de la Manche. Il n’a pas manqué d’interroger sur le projet d’extension de la porcherie de La Colombe… 

*SAGE : Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux instauré par la loi sur l’eau de 1992 visant la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau. 

Voici mon compte-rendu de la soirée ciné-débat à Villedieu-les-Poêles du jeudi 15/02/2024 :

Je retrouve dans la salle notre chère « Arjoa » et une petite équipe d’amis des Pluies de Juillet. Beaucoup d’agriculteurs semblent s’être déplacés.

La soirée s’est ouverte sur une rapide présentation de Loïc LECAPITAINE, Directeur du Syndicat du SAGE COC (Côtiers Ouest du Cotentin) et Animateur de la CLE (Commission Locale de l’Eau). Il nous présente le film à venir en le qualifiant de plutôt « neutre », politiquement parlant. Ensuite, il rappelle la diffusion du film « La Rivière », le lendemain à 18h au cinéma. Il termine son intervention en nous rappelant, qu’après la diffusion, s’ensuivra un débat intitulé « Préserver la ressource en eau, « bien commun » d’un territoire ».

Le film débute. Il s’intitule « Au-delà des clôtures », un documentaire de Séverine Duchêne et Matthieu Babiar.

« Olivier et Patrick sont 2 frères installés en Haute-Marne. Paul et Margaux, père et fille, élèvent leurs vaches laitières en Maine-et-Loire. Au-delà des clôtures raconte leur transition vers des systèmes plus respectueux de l’environnement. Les agriculteurs confient leurs motivations à changer, leurs difficultés… »

Je dois dire que j’ai trouvé les 52 minutes du film bien longues et peu instructives. On comprend vaguement que les éleveurs laitiers sont passés d’un modèle ultra-intensif à un modèle herbagé, parfois même à l’agriculture biologique (on le devine en voyant brièvement le logo AB à l’écran). Pour grossir le trait, ils ont réalisé qu’un herbivore mange de l’herbe, le tout entrecoupé d’images de veaux bien mignons. Bref, le film n’a jamais abordé (du moins directement) le sujet qui nous intéresse : l’eau.

Applaudissements. Les intervenants s’installent à leur place. L’animateur est remplacé par une animatrice. Présentation des intervenants :

  • Hervé GUILLE : agriculteur et président du Syndicat du SAGE COC
  • Christophe HEURTAUX : agriculteur et vice-président du CrDA (Comité Régional de Développement Agricole) de la Manche.
  • Henri LEGEARD : Agriculteur laitier
  • Sonia DE ABREU : psychologue sociale

Première réaction : « Ok, bon, 3 agriculteurs et une psychologue… Il n’y a aucun spécialiste, chercheur, ingénieur ou technicien dans le domaine de l’eau ou de l’environnement parmi les intervenants ? ».

Il s’avère qu’Hervé GUILLE connaît au moins un peu le sujet de l’eau et fera office de “spécialiste”.

Christophe HEURTAUX semble être ici l’agriculteur le plus conventionnel et le plus frileux au changement des pratiques. Même s’il affirmait qu’il fallait améliorer les pratiques agricoles, il n’a fait qu’insister sur le fait qu’il ne fallait pas tout changer du jour au lendemain, bien réfléchir son plan, assurer ses arrières… De nombreuses mises en garde qui, bien qu’elles semblent sensées, pouvaient décourager le moindre agriculteur présent dans la salle à se tourner vers un modèle plus respectueux de l’environnement.

Henri LEGEARD semblait un peu plus ouvert d’esprit, il nous a raconté ses péripéties pour apprendre le non-labour après s’être rendu compte que ses pratiques avaient tendance à provoquer des inondations chez ses voisins.

Sonia DE ABREU nous rappela qu’il ne fallait pas culpabiliser les agriculteurs. Elle nous fît un petit cours sur la pyramide des besoins de Maslow en expliquant cette situation paradoxale : les agriculteurs nous nourrissent, mais eux, meurent de faim.

J’avais bien envie de la questionner sur le Triangle de Karpman ou Triangle dramatique (pour celles et ceux qui ne savent pas ce que c’est, petite vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=kF1_qecmP4Y), mais je n’ai pas osé sur le moment, de peur de révolter la salle et de ne pas pouvoir poser d’autres questions. En effet, positionner les agriculteurs en victimes est un jeu dangereux (tout comme les rendre responsable de tous les maux). Surtout parce que, dans le triangle de Karpman, une victime se conforte dans l’immobilisme, ne tente pas d’agir ou de changer puisque « le monde entier est contre elle », ne prend pas ses responsabilités, et attend du « sauveur » qu’il règle tous ses problèmes.

 Ma vision du triangle de Karpman (juste pour rigoler, c’est caricatural) :

AGRICULTEURSECOLOSGOUVERNEMENT
VICTIME« On ne peut pas changer : on est endettés, on a faim, et tout le monde est contre nous… »« On ne nous écoute jamais… La planète est foutue… A chaque fois que je dis quelque chose, on sort le LBD et les gaz lacrymo… »On n’y peut rien, le pays est endetté, la croissance est ralentie, il n’y a plus d’argent… Les élus ont peur ! C’est la faute des gouvernements précédents et des opposants…
PERSECUTEURDépôt de fumier devant les institutions, blocage des routes, retournement des panneaux, intimidations…Culpabilisation, manifestations, utilisation massive de soupe à la tomate…Tirs de LBD et de gaz lacrymo sur les manifestants (plus souvent écolos).Mesures ou inaction tuant l’agriculture biologique.
SAUVEUR« C’est nous qui nourrissons tout le monde sur cette planète !”« Nous vous apportons les solutions pour lutter contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ! »« Nous allons répondre aux demandes des agriculteurs (FNSEA) et les protéger des écoterroristes ! » et
« Ne vous inquiétez pas petits écolos, tous les 6e vont planter un arbre ! »

Et là, vous vous rendez compte que pendant que ces trois partis se prennent le bec, l’industrie agro-alimentaire et la grande distribution des grandes multinationales prospèrent… 

Après une longue table ronde, sans beaucoup de solutions hormis le fait de ne plus labourer dans le sens de la pente mais transversalement, de couvrir les sols, voire de pratiquer le non-labour, vient le temps des questions. Aucune évocation de l’actualité depuis le début, aucun sujet à clivage.

Ma première remarque et question porte sur le fait que leurs propos paraissent très frileux. Je demande pourquoi ils n’ont pas évoqué la solution qui consiste à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier : c’est-à-dire de ne plus faire seulement du lait et du maïs mais de diversifier les activités comme les anciens modèles de fermes d’avant-guerre.

Hervé GUILLE semble approuver mon point de vue et hoche la tête. Christophe HEURTAUX, qui s’est senti visiblement visé, prend l’initiative de me répondre. Il m’explique qu’à titre individuel, il essaye de varier un peu ses cultures sur une petite parcelle à titre expérimental, de faire un peu de luzerne, etc… Rien de très révolutionnaire.

Une perche a été tendue pour ma seconde question quand un des intervenants a évoqué certains agriculteurs réfractaires au changement. J’ai alors demandé ce que ferait le CrDA de la Manche et le CLE afin de convaincre un agriculteur qui ne semble pas vouloir changer de pratique, comme le propriétaire de la ferme-usine de La Colombe, qui souhaite passer à 7000 porcs, mettant ainsi en péril la ressource en eau.

Malaise parmi les intervenants pour cette épineuse question. Hervé GUILLE choisit de répondre. Il explique que le CLE ne pourrait pas y faire grand-chose hormis tenter de convaincre. Je lui rappelle alors que le CLE est censé faire respecter le SAGE concernant les activités et les installations soumises à déclaration ou à autorisation (ICPE). Il me répond que leur intervention dépendra alors de la règlementation. Si la porcherie la respecte, le CLE ne pourra alors rien faire. Changement de question.

Quelques questions ont été posées sur les haies et sur la réglementation. Aucun des intervenants n’a su répondre au sujet de la réglementation. J’ai souhaité répondre mais on ne m’a plus laissé la parole. Henri LEGEARD a avoué avoir arraché 300m de linéaire de haies mais en avoir replanté 400 pour faciliter la culture du maïs. On notera la faible compensation : une haie replantée ne retrouvera les fonctionnalités écologiques d’une haie ancienne qu’au bout de vingt ans dans le meilleur des cas (anbdd.fr). Cela dépend aussi de la nature de la haie replantée par rapport à la haie d’origine (essences utilisées, nombre de strates, talus ou pas…) Le sujet semblait agiter un peu la salle. L’animatrice a mis fin à la discussion, à mon grand regret.

Une question sur les méthaniseurs. Seul Hervé GUILLE semblait avoir réalisé leur dangerosité vis-à-vis de la ressource en eau.

Tentative d’un membre d’Extinction Rébellion de revenir sur la question de la porcherie. Un monsieur de la chambre d’agriculture au premier rang a rappelé qu’il fallait en effet continuer à produire des porcs.

Quelqu’un s’est offusqué du fait que les barrages de la Sélune aient été effacés. Selon lui, ils permettaient une retenue d’eau et que cela paraissait plus avantageux que de permettre à quelques poissons de circuler. Il demanda alors quels étaient les autres bénéfices à cet effacement. Le manque de réponse pertinente m’a poussé à lever la main, sans résultat.

Les questions se sont terminées sans même évoquer les pesticides, les dernières manifestations d’agriculteurs ou les annonces de Gabriel Attal sur le sujet, pour passer à une rencontre conviviale autour d’un verre. J’étais décidé à interpeller le monsieur productiviste de la Chambre d’Agriculture, mais quelqu’un l’a fait avant moi sur le sujet des méthaniseurs. En attendant patiemment mon tour, un agriculteur est venu à ma rencontre. Il voulait me parler de ma question sur la diversification des activités. Il expliquait que c’était en soi une bonne idée mais impossible à réaliser puisque l’agro-alimentaire ne leur achetait que ce qu’ils produisaient en masse. Nous continuons notre discussion. Il évoque la responsabilité du consommateur, qui choisit des produits moins chers venant de l’étranger. Je lui réponds que l’industrie-agroalimentaire et la grande distribution sont peut-être davantage en tort que les consommateurs ou les agriculteurs de la situation économique, sociale et écologique actuelle. J’avance également que tous les consommateurs ne sont pas à mettre dans le même sac. Par exemple, la part dans l’alimentation dans mon budget reste très importante. J’achète mes légumes bios auprès des maraîchers locaux au marché, et mes céréales et légumineuses en vrac dans la boutique du centre. Pourtant je n’ai pas un gros revenu, étant au chômage. Il dit alors en rigolant mais en restant condescendant : « alors ce sont les gens qui travaillent qui vous nourrissent ! ». Je lui explique que je ne suis pas au chômage par choix, que j’aimerais aider dans les fermes maraîchères du coin, mais que les agriculteurs en bio sont bien souvent en trop grande difficulté financière pour engager de la main-d’œuvre. Puis, il demande à regarder mes mains de plus près. Voyant où il voulait en venir, je les lui tends. Il compare alors mes mains aux siennes. Les siennes étant calleuses et les miennes trop douces pour être celles de quelqu’un qui travaille la terre. Je lui rétorque alors que ma crème pour les mains doit faire son job, puisque je suis souvent dehors à travailler avec les chevaux et que je fais bénévolement du maraîchage depuis novembre. Un autre agriculteur intervient pour me dire que la porcherie n’était pas une si mauvaise chose puisqu’il faut réussir à concurrencer l’offre ukrainienne. Heureusement, j’avais fait mes devoirs et lui montre les chiffres de France Agrimer de 2022 : la France est le 3e producteur européen de porcs (surtout en Bretagne) et l’UE est le 2nd producteur mondial. 39% de notre production est exportée. Cela fait bien assez de porcs ! Surtout que la qualité nutritionnelle de ces porcs est très moyenne : mauvais ratio oméga 6/oméga 3 qui peut provoquer des cas d’obésité en raison d’une alimentation des porcs au rabais à base de déchets de l’agro-industrie et des conditions de vie en élevage intensif (95% des cas) (lire le Livre Noir de l’Agriculture d’Isabelle SAPORTA). Et c’était sans parler du problème des algues vertes !

Après quelques autres échanges, je réussis à interpeller le monsieur de la chambre d’agriculture qui se plaignait des questions sur les méthaniseurs. Je lui explique que ces questions sont légitimes, puisqu’en juillet 2022, la fuite d’un méthaniseur à Lapenty a mené à plus de 400kg de poissons morts dans l’étang communal et que cette eau rejoignait ensuite la Sélune. J’ajoute qu’en plus les méthaniseurs ne règlent pas le problème des déchets azotés (nitrates) et demande à cultiver encore plus de maïs. Il me répond qu’une partie de l’azote disparaît dans le processus de méthanisation. Je lui demande comment et rétorque que ce doit être très peu (ou non volontaire dans le cas d’une fuite). Il me dit qu’une partie de l’azote part en gaz. Je suis interloquée : je me souvenais un peu du cycle de l’azote, je sais que le diazote est gazeux. Mais si du N2 est produit, ce n’était pas le but souhaité. Je ne vois pas le « N » dans le « CH4 » du méthane.

image : Wikmedia CC BY-SA 3.0

Vous voyez du N dans les produits vous ? Selon Wikipedia dans l’article sur la méthanisation, « l’azote présent dans des effluents d’élevage ne subit pas de transformation ».

Avec ça, je peux vous garantir que les agriculteurs sont très bien renseignés grâce à la chambre d’agriculture… Il n’y a pas de soucis à se faire…

Au moment de sortir, j’aperçois un grand et ventripotent monsieur chauve qui semble être bien connu des agriculteurs présents et qui s’empressent de lui dire bonjour. Ce grand monsieur déclame alors de sa voix de Stentor que « si on avait une dizaine d’exploitations comme la porcherie de La Colombe, l’abattoir n’aurait pas fermé ! ». J’ignore toujours qui était cet individu. 

Dehors, je rejoins « Arjoa » et les membres d’Extinction Rébellion. Eux aussi semblaient surpris du manque de fond et de qualité de ce débat. Ils m’ont remercié d’être intervenus sur la porcherie car la discussion n’avait pas laissé beaucoup de place à ce genre de sujets. Bref, cet événement n’était clairement pas à la hauteur de tous ceux auxquels j’ai pu assister dans ce cinéma : des propos timorés, des demi-mesures basées sur le volontariat, trop de sujets importants éclipsés, peu de liberté de parole… Je m’excuse et me retire : je devais me lever tôt pour planter des pommes de terre et il était déjà minuit.

Le lendemain soir, je suis allée voir le film « La Rivière » de Dominique MARCHAIS. C’est autre chose ! Le sujet de l’eau y est intelligemment et poétiquement abordé. Je vous le conseille vivement ! C’est le film qu’il aurait fallu diffuser la veille ! Mais je pense que vous comprendrez pourquoi ça n’a pas été le cas en allant le voir. Malheureusement, la salle du cinéma était quasiment vide lors de la projection…

« Entre Pyrénées et Atlantique coulent des rivières puissantes qu’on appelle les gaves. Les champs de maïs les assoiffent, les barrages bloquent la circulation du saumon. L’activité humaine bouleverse le cycle de l’eau et la biodiversité de la rivière. Des hommes et des femmes tendent leur regard curieux et amoureux vers ce monde fascinant fait de beauté et de désastre. ».

En rédigeant mon rapport, je surprends quelques publications sur Facebook du CRDA de la Manche, se félicitant du succès de ce débat… Les avis divergent. Etait-ce juste un coup de pub ? Du “greenwashing” ?

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