Le tribunal administratif de Caen assomme Manche-Nature financièrement.
Cela peut surprendre, mais il est assez rare qu’un texte de loi fasse référence à « l’équité », définie par le dictionnaire Robert comme la « vertu qui consiste à régler sa conduite sur le sentiment naturel du juste et de l’injuste ». C’est le cas de l’art. L.761-1 du code de justice administrative, qui permet aux juges administratifs de « condamner la partie perdante à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine au titre des frais exposés » au cours du procès, cet article ajoutant fort opportunément que « le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée ».
La comparaison de la situation économique d’une collectivité territoriale (ou d’un promoteur immobilier ou autre entreprise à but lucratif) financée par les contribuables et d’une modeste association laborieusement financée par des donneurs volontaires et désintéressés est vite faite. La discussion relative à l’équité est plus délicate. Mais dès lors que l’association est gagnante, cela signifie que la collectivité a plus ou moins grossièrement/volontairement enfreint le droit de l’urbanisme ou de l’environnement, et, surtout peut-être, méprisé les considérations d’intérêt général supérieur que sont la protection de la biodiversité et du climat. Qu’elle a donné la priorité au promoteur ou au lobby privé par rapport à l’intérêt général dont elle est censée être la garante. Il semble donc équitable d’indemniser l’association.
Pourtant, concrètement, le tribunal administratif de Caen, ne tient manifestement plus compte de ces considérations depuis quelque temps, en nous accordant systématiquement, en cas de victoire, la somme quasi-symbolique de 300 euros. Pour prendre les deux derniers exemples, alors que la commune de Bréville viole grossièrement et en parfaite connaissance de cause la loi littoral et l’autorité de la chose jugée sur le secteur du stand de tir, il serait « équitable » de nous attribuer l’équivalent de 10 h de travail environ seulement pour les frais exposés dans cette affaire. Rappelons qu’en… 1999, nous avions obtenu 3 000 F soit l’équivalent de 450 € (inflation non comprise) pour faire annuler ce même zonage. Même somme ridicule pour le lourd dossier du PLU de Regnéville, qui violait la loi littoral dans les espaces proches du rivage. Et il faut relever que des riverains intéressés avaient également attaqué le PLU et se voient, eux, octroyés la somme de 1 500 € ! L’équité commande-t-elle d’indemniser 5 fois mieux ceux qui défendent leur intérêt particulier par rapport à ceux qui défendent l’intérêt général ?
Quant à la Cour d’appel, elle vient également de rejeter une demande de frais de Manche-Nature, qui avait dû constituer avocat suite à l’appel formé par l’Administration dans l’affaire de la porcherie de Raids. La Cour conclut à un non-lieu en raison de l’intervention d’une autorisation de régularisation, l’Administration échoue donc dans son appel, mais la Cour refuse de la condamner au remboursement de nos frais d’avocat qui restent à notre charge.
Mais il y a pire : dans les rares cas où Manche-Nature perd devant le Tribunal, les condamnations à son encontre n’ont plus rien à voir et sont le plus souvent de 1 500 à 2 000 €. Le Tribunal a la main 5 à 8 fois plus lourde contre Manche-Nature. Équitable ? Prise en compte de la situation économique de l’association ? Le summum de l’inéquité est atteint dans l’affaire des permis de construire de Jullouville : 8 500 € dont 7 000 € à la commune. Exceptionnel et ahurissant : 7 000 € à la commune, c’est probablement plus que ce qu’elle a dépensé en frais d’avocat ! Le Tribunal voudrait mettre en faillite notre association qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Quelle association départementale est capable de payer une telle somme sans mettre en péril son équilibre financier ?
On relèvera un rare précédent : le tribunal administratif de Dijon a condamné Eau et Rivières de Bourgogne à verser 8 000 € à un porcher industriel, par jugement du 19 octobre 2010. Cette condamnation exceptionnelle avait été suivie d’une saisine de la mission d’inspection des juridictions administratives qui avait… présenté ses excuses à l’association !!! Et la condamnation a été annulée par la Cour d’appel de Lyon le 6 décembre 2011. Plus récemment, le Tribunal de Pau a condamné la LPO à 7 000 € au bénéfice d’un carrier. À la suite de ces divers cas inéquitables, France-Nature-Environnement vient de saisir le Conseil d’État pour s’inquiéter de ces dérives. Avec un argument de poids, la Cour européenne des droits de l’homme protège dans un tel cas de figure les associations, en l’espèce le collectif Stop Melox. La Cour européenne a jugé que :
« l’on peut s’étonner que le Conseil d’État a jugé équitable de condamner l’association requérante, dont les ressources sont limitées, au paiement des frais exposés par une multinationale prospère. Il a non seulement pénalisé la partie la plus faible, mais aussi pris une mesure susceptible de décourager l’association requérante d’user à l’avenir de la voie juridictionnelle pour poursuivre sa mission statutaire » (CEDH 12 juin 2007 n°75218/01).
Article publié dans Combat juridique n°87 – juillet 2015 – Voir ici