À propos du contournement de St-Pair
pour la route 2×2 voies Granville/Avranches
Le projet de 2×2 voies entre Avranches et Granville et de contournement de Saint-Pair-sur-Mer, porté par différentes municipalités et le Conseil départemental, vient de subir un important coup d’arrêt après une longue histoire de 25 ans. C’est un projet né dans les années 90 à l’heure de gloire du fameux « développement durable ». Mais avec la 6e extinction du vivant à laquelle nous assistons désormais, comment des élus peuvent-ils regretter ce genre d’aménagement routier dont les impacts sont multiples sur la biodiversité ?
Lancé en 1995 et déjà abandonné en 1998 suite à un avis défavorable de la commission d’enquête, il est relancé à partir de 2001. En 2006, la Déclaration d’utilité publique avait été attaquée par Manche Nature au tribunal, ce qui montre la lucidité de cette association qui œuvre pour la défense de l’environnement dans notre département depuis 30 ans.
Depuis les alertes des 15 000 scientifiques en 2017 puis des 11 000 scientifiques en 2019 ont tiré la sonnette d’alarme et les derniers rapports du GIEC et de l’IPBES ont enfoncé le clou : sans égrener les chiffres, ça va mal, très mal, dans le monde comme en France pour la biodiversité qui – rappelons-le – est le socle de tout le vivant sur lequel les êtres humains et toute leur civilisation reposent.
Et les gouvernants ont réagi : la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a inscrit l’objectif de réduire à zéro la perte nette de biodiversité. Pour mettre en œuvre cet objectif, le Plan biodiversité de 2018 du gouvernement a quant à lui fixé l’objectif de « zéro artificialisation nette ». Introduite en droit français par la loi relative à la protection de la nature de 1976, la séquence Éviter Réduire Compenser (dite ERC) a été consolidée en août 2016 par cette loi de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages qui codifie dans le Code de l’environnement des principes forts, tels que la nécessaire effectivité des mesures ERC, et des modalités de suivi plus précises. Bien entendu le “C” de Compenser ne devant pas être considéré comme la solution magique pour continuer à goudronner comme avant…
Le projet prévoyait cinq kilomètres de route, 73 hectares de terres consommées dont 14 hectares de zones humides, pour un coût de 50 millions d’euros. Or c’est à cause de l’impossibilité de compenser les pertes des terres en zones humides que le président du conseil départemental a annoncé à son grand regret l’abandon du projet tel qu’il avait été conçu ! En effet, celui-ci a déploré lundi 8 mars 2021 que « les règles du jeu ont changé en cours de partie » – sans préciser davantage les textes en vigueur – avec de nouvelles contraintes qui imposent une augmentation de la superficie des zones humides à compenser (source : La Manche libre). Mais pourquoi s’en attrister ? N’est-ce pas une excellente nouvelle qu’une législation protège plus efficace ce trésor écologique menacé ?
Depuis le début du XXe siècle, on a assisté à la disparition de 67 % de la surface des zones humides dont la moitié entre 1960 et 1990 sous l’effet de trois facteurs : intensification des pratiques agricoles, aménagements hydrauliques inadaptés, urbanisation et aménagements d’infrastructures de transport. Rappelons que les zones humides, comme les milieux forestiers et bocagers, sont indispensables pour la survie de l’humanité avec les avantages infinis ou « services écosystémiques » qu’elles lui procurent : biodiversité exceptionnelle pour la faune et la flore, dépollution des sols, zone tampon contre les inondations, lutte contre la sécheresse avec la recharge des nappes d’eau souterraines, atténuation des changements climatiques, stockage de carbone…
Il faut aussi savoir que le Code de l’environnement affirme le principe selon lequel la préservation et la gestion durable des zones humides sont d’intérêt général. La loi biodiversité de 2016 insiste aussi sur ce point. La séquence Éviter, Réduire, Compenser vise un objectif d’absence de perte nette, voire de gain de biodiversité (article L.110-1 du Code de l’environnement). Afin d’assurer que les compensations se fassent à fonctionnalité écologique équivalente, l’Office français de la Biodiversité a développé une méthode d’évaluation des fonctionnalités des zones humides. La loi du 24 juillet 2019 portant création de l’OFB précise la définition des zones humides en modifiant l’article L.211-1 du Code de l’environnement. Les critères de définition d’une zone humide sont donc alternatifs : on peut aussi bien considérer la végétation ou la pédologie pour définir le caractère humide d’un espace. Est-ce cette mesure qui a provoqué le désarroi du conseil départemental et l’abandon du projet actuel ? On ne sait. Le SDAGE Seine-Normandie précise par ailleurs dans l’intitulé de son orientation 22 « mettre fin à la disparition et à la dégradation des zones humides et préserver, maintenir et protéger leur fonctionnalité ».
Le Val de Saigue aurait subi un grave impact avec le bétonnage et la construction d’un pont traversant le site de part en part. Cette magnifique zone humide qui serpente sur l’intercom de Granville est pourtant la mal aimée des différentes municipalités jusqu’à présent : enfouissement de déchets, présence de la déchetterie Mallouet avec des dépôts sauvages autour du site et des plastiques envolés qui reviennent après chaque ramassage (malgré les travaux de 2015), pression urbaine avec les « terrasses du Val de Saigue », et aucun classement spécifique ZNIEFF ou RAMSAR pour protéger un lieu qui sert d’habitat ou d’étape à de nombreux oiseaux sédentaires ou migrateurs : rouge-gorges et chardonnerets (sur liste rouge des espèces menacées), héron cendré, aigrette garzette, vanneaux huppés, etc. C’est pourquoi il semble indispensable pour sauver ce qu’il en reste de reconnaître le Val de Saigue comme une zone humide à protéger et, plutôt que de la laisser en Zone 1N sur le PLUI, de demander un Arrêté de Protection de Biotope pour toute la vallée.
Déjà le contournement de Sartilly (2015) avait eu un terrible impact sur la faune locale ! Imaginez, 23 kilomètres de haies et de talus pulvérisés en quelques semaines ! Alors que nous avons perdu 30 % des oiseaux en France en 15 ans, où sont partis ceux qui mangeaient, nichaient et se reproduisaient sur les territoires impactés ? Les études d’impact sur la biodiversité ont-elles tenu compte de ce délai très court des travaux ? Et a-t-on pensé aux insectes dont la haie constitue leur habitat, qui représentent une source de nourriture essentielle pour de nombreux oiseaux, qui sont souvent pollinisateurs ou auxiliaires de culture, alors que nous savons que nous en avons perdu 80 % en Europe en moins de 30 ans ? Certes il y a eu des plantations pour compenser (enfin soi-disant : seulement 17 kilomètres selon le conseil départemental) mais comme nous l’avons dit la compensation n’est pas LA solution et le temps qu’elles poussent à l’égal de ce qui a disparu, combien faudra-t-il d’années ?
Sans parler de l’argent dépensé pour celui de Marcey-les-Grèves (2019) alors qu’on constate aujourd’hui à quel point cet axe n’est pas fréquenté. Rappelons que la totalité du projet des aménagements routiers entre Avranches et Granville était estimé à 200 millions d’euros en 2013 (wikimanche). Avec cet argent, nous aurions pu développer tellement de projets en lien avec la transition compte-tenu de l’ampleur des menaces qui pèsent sur nos sociétés ! Et créer des emplois pérennes.
Au final ne nous réjouissons pas trop vite – comme certains écologistes locaux – de l’annulation du projet tel que connu jusqu’ici : c’est une bonne nouvelle certes, mais il ne s’agit pas d’abandon pour le président du Conseil départemental qui annonce dans la presse que les ingénieurs vont de nouveau plancher pour proposer d’autres pistes. Il faut donc rester vigilant. Et celui-ci de conclure « cela ne remet pas en cause les autres grands projets routiers du Département » ! Cela reflète tellement la vision de nombreux représentants qui n’ont toujours pas intégré l’ampleur des changements qu’il nous faut désormais effectuer – en urgence – pour assurer à nous et nos enfants, pas les générations futures, mais bien à nous et nos enfants un avenir qui ne soit pas une existence sous contraintes permanentes issues de gestion de crises (sécheresse, alimentaire, tempêtes, inondations, etc.). Et nous savons à quel point aujourd’hui nous pouvons perdre !
Espérons qu’une prise de conscience se fera rapidement afin qu’ils abandonnent les grands projets routiers destructeurs en termes de biodiversité et d’accaparement des sols et qu’ils puissent désormais protéger efficacement notre bocage et nos zones humides, les principaux atouts qui assureront notre résilience face aux crises à venir, quels que soient les pressions qu’exercent sûrement sur eux des lobbys.
Invitons donc les élus à lire le rapport « Terres d’eau, terres d’avenir » réalisé par deux parlementaires en janvier 2019 (disponible sur le site de la DREAL Normandie) pour ne plus qu’ils regrettent publiquement les contraintes législatives protégeant davantage ces milieux fragiles : cliquez sur ce lien vers le rapport Terres d’eau, terres d’avenir.
Perma Jo